Site web du colloque du CRESPPA "Pensée critique du genre : travail, corps, nation" qui se déroulera du 17 au 19 mai 2017 au CNRS, 59-61 rue Pouchet à Paris.
17-19 mai 2017 Paris (France)
Le genre de la phénoménologie de l'éros (Levinas)
Sylvia Duverger  1  
1 : CRESPPA
Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis

La thèse que je défendrai ici est que la philosophie de Levinas est très nettement genrée, que ses descriptions phénoménologiques de l'habitation et de l'éros, exhument des conditions de possibilité, des structures et des significations de ces expériences emblématiques d'un point de vue non pas seulement masculin et hétérosexuel, mais hétérosexiste.

De ce qu'il pensait la subjectivation et l'érotisme en tant qu'homme, et plus précisément en tant qu'homme tenant l'homme (vir) pour le sujet paradigmatique, Levinas aurait dû s'aviser dès la parution du Deuxième sexe, ne serait-ce que parce que Simone de Beauvoir a immédiatement épinglé la façon dont dans Le Temps et l'autre, il a posé le féminin/l'Aimée comme l'Autre de la conscience, attribuée quant à elle au sujet masculin.

Je tenterai de faire un résumé de la dramatique de la subjectivité selon Levinas, du moins dans Le temps et l'autre : 1) arrachement à l'il y a/l'être, au « remue ménage de l'être », où le moi est submergé d'horreur, dépersonnalisé, arrachement à l'effroyable absence de sens, 2) le sujet se pose comme sujet, il se sépare et se distingue (hypostase), pour aussitôt être encombré de lui-même, éprouver son existence comme un poids, être en proie à la fatigue d'être, au sentiment de l'absurdité d'une existence dont tous les efforts sont couronnés par la mort ; les relations avec les alter ego ne permettent pas au moi de sortir de son enfermement en lui-même ; 3) la rencontre de l'Aimée, le désir, la volupté constituent des évasions, le moi, enfin est hors de soi, le féminin est mystère, l'aimée, violable et profanable, est en même temps inviolable, à jamais secrète, cachée, « arrière-monde qui prolonge le monde »... mais la jouissance s'achève et le moi revient à lui-même ; le salut, dès lors, vient de la fécondité, le moi devient père ; plus décisive que la rencontre de l'aimée est la naissance du fils (il n'est pas fait mention de la fille), dont l'existence prolonge celle du père au-delà d'elle-même. La relation au féminin puis au fils sont l'une et l'autre et tour à tour des étapes et des métaphores de la relation à autrui (dont le sexe, le genre, la classe, la race... sont, a priori, absolument indéterminées). Mais je en pourrai développer ce point.

Dans la phénoménologie de l'éros du Temps et l'autre (TA, Puf, 1983, p. 79 et 81), le féminin « est un mode d'être qui consiste à se dérober à la lumière », « une fuite devant la lumière ». «La façon d'exister du féminin est de se cacher ». Autrement dit, le féminin est « pudeur », quand le masculin est volonté de voir, d'élucider : « alors que l'existant s'accomplit dans le 'subjectif' et dans la 'conscience', l'altérité s'accomplit dans le féminin. Terme du même rang, mais de sens opposé à la conscience [...]. La transcendance du féminin consiste à se retirer ailleurs, mouvement opposé au mouvement de la conscience. Mais il n'est pas pour autant inconscient ou subconscient, et je ne vois pas d'autre possibilité que de l'appeler mystère » (p. 81).

(Les carnets de captivité, les deux ébauches de roman et les notes philosophiques sur éros rassemblés dans les volumes I et III des Œuvres complètes complexifient et éclaircissent les représentations que Levinas se fait de l'éros ; notamment, il y a un bon et un mauvais éros ; un éros limpide, affirmation d'une vie renaissante (Triste opulence ou éros), et un éros sombre, qui déshumanise la femme désirée, la réduisant à une chair morcelée, un éros cannibale, qui altère de façon délétère le désirant tout autant que la désirée (La Dame de chez Wepler).

Mais revenons au Temps et l'autre. « Je suppose, commente Simone de Beauvoir, que M. Levinas n'oublie pas que la femme est aussi pour soi conscience. Mais il est frappant qu'il adopte un point de vue d'homme sans signaler la réciprocité du sujet et de l'objet. Quand il écrit que la femme est mystère, il sous-entend qu'elle est mystère pour l'homme. Si bien que cette description qui se veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin » (Le Deuxième sexe, tome I, pp. 15-16)

Levinas, du moins à ma connaissance, n'a jamais explicitement répondu à cette critique. Il s'est contenté, lors de la réédition du Temps et l'autre, en 1979, de cette réserve, qui, on en conviendra aisément, ne témoigne guère d'une propension à l'autocritique : « La féminité – et il faudrait voir dans quel sens cela peut se dire de la masculinité ou de la virilité, c'est-à-dire de la différence des sexes en général – nous est apparue comme une différence tranchant sur les différences, non seulement comme une qualité, différente de toutes les autres, mais comme la qualité même de la différence. » (TA, p. 14). L'on trouve dans Éthique et infini un semblable semblant (si je puis dire) de prise de conscience que sa conception du féminin comme autre par excellence relève d'un archaïsme...


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